Il était là, assis sur son banc, solitaire. Une feuille d’un rouge orangé tomba sur sa main. Le bouleau, derrière lui, se défaisait de ses feuilles, en ce mois d’octobre. Son attention se fixa sur ce morceau d’arbre détaché, qui se transformerait progressivement en poussière, qui nourrirait la terre et réapparaîtrait sans être le même, une fois le printemps revenu. Éternel recommencement, perpétuellement différent. Il se demanda s’il n’était pas comme cette feuille, détaché de l’arbre, promis à une décadence certaine. Mais que nourrirait-il ? Reviendrait-il, semblable et différent à la fois ? Son corps disparaîtrait inéluctablement dans la terre et nourrirait les racines de cet arbre majestueux. Mais reviendrait-il feuille ? Il se sentait las, sans entrain. Son insignifiance et son impuissance l’accablaient vertigineusement. Pourrait-il se relever de ce banc ? Bouger seulement sa main et laisser choir à ses pieds la feuille ?
 
Une idée lui vint alors qui lui parut folle mais alléchante. Et s’il sauvait cette feuille de sa décrépitude certaine, ne se sauverait-il pas lui-même ? Cette feuille échappant au cycle permanent pourrait symboliser sa résurrection, son retour à la vie, à lui-même ! Il saisit délicatement la feuille, se leva avec un air serein et apaisé et rentra chez lui. Il prit son dictionnaire et y rangea sa petite feuille à la lettre R, comme révélation. Il le posa bien à plat sur la table et mit de l’eau à chauffer pour le thé. L’air lui semblait sec. Il ouvrit la baie vitrée qui donnait sur la terrasse pour s’aérer. Le soleil était sur le point de se coucher. Le ciel rouge orangé, était parsemé de reflets dorés et mauves.
- Que c’est beau ! pensa-t-il.
 
Et il pensa à sa feuille rouge orangé qu’il allait conserver, soigner comme une partie de lui-même, pour la rendre éternelle, pour se sentir utile et beau. Il entendit la bouilloire chanter et partit faire le thé. Il sortit la boîte du Babouchka, du earl grey avec des fleurs de violettes. Il l’adorait. Sa mère en faisait chaque matin et pour lui, se replonger dans cette saveur était comme un retour dans le giron maternel. Que de tendresse, de chaleur, d’amour sans condition ou presque. Du pardon, de la compréhension, toujours. Elle s’emportait parfois dans un mouvement de colère puis le calme revenu, faisait preuve d’écoute et d’indulgence. Comme elle lui manquait !
Une larme coula le long de sa joue et il sentit un frisson se propager dans son corps. Il aurait tant aimé se jeter dans ses bras, se sentir enveloppé, chéri, choyé, comme lorsqu’il était petit. Saloperie d’accident ! Elle était morte quelques heures après le choc. Une voiture prise de front. Un connard qui doublait trop tard ou trop tôt peut-être. Mauvaise gestion du temps et de la distance.
La colère se substituait à la souffrance mais son sentiment de vide et d’angoisse ressurgissait. Avec l’espoir d’y échapper, il s’accrochait mentalement à sa feuille et à sa promesse.
Il entendit sonner à sa porte. Il n’attendait personne et se demandait qui cela pouvait bien être. Il alla ouvrir sans grand entrain. Une jeune femme lui fit face.
 
- Bonsoir ! Mon chat a sauté sur votre balcon. Euh ! Excusez-moi mais je ne me suis pas présentée ! Amélie Denoult, votre voisine de pallier. J’ai emménagé le week-end dernier, nous ne nous étions pas encore croisés. Balthazar est parti à l’exploration de vos plantes…
 
Il l’écoutait attentivement cette jeune femme fraîche et souriante. Quelque chose en elle l’attirait, le troublait profondément. Il prit soudain conscience qu’elle avait fini de parler.
 
- Je vous en prie. Allez le chercher !
 
Amélie se glissa dans l’appartement et réapparut avec un énorme félin tigré dans les bras. Ses yeux verts étonnés examinaient Gaspard, qui n’aimait pas particulièrement les chats. Il n’y était aucunement habitué. Mais, décidé à plaire à sa maîtresse, il le caressa sur la tête et Balthazar se mit aussitôt à ronronner puis esquissa un coup de patte.
 
- Il veut jouer avec vous ! expliqua Amélie dans un grand sourire. Cela tombe bien que je vous voie. J’organise un pot la semaine prochaine, jeudi soir, plus exactement, pour faire connaissance avec les gens de l’immeuble. Je suis au troisième étage, à droite de l'ascenseur.
- Ah ! Très bien.
- Je…Je vous laisse ! J’ai encore plein de cartons à défaire ! A jeudi, si on ne se voit pas avant, ajouta-t-elle.
 
Gaspard referma doucement la porte et respira profondément. Le parfum d’Amélie était pénétrant et discret. Il l'enivrait.
Il prit sa tasse et s’assit dans le salon. Il se sentait léger après cette rencontre.
Il pensa à sa feuille de bouleau et se dit qu’elle était bénéfique.
 
Une semaine passa entre morosité et espoir, avec une tendance confirmée pour l’espérance.
Gaspard attendait impatiemment d’être jeudi… Vers 19h15, il alla frapper à la porte de sa voisine.
Amélie ouvrit et il la découvrit, les cheveux tirés, attachés dans le dos. Ses yeux bleus étaient ainsi mis en valeur. Il se sentit pénétré par ce regard profond et limpide. Il entendit un fond musical et des voix dans le salon.
 
- Bonjour Amélie ! Je vous remercie pour cette invitation. Je ne sors plus guère depuis l'accident de ma mère, mais je tenais à vous faire plaisir.
- Oh ! Ça doit être très dur pour vous.
Amélie se tut et le regarda avec compassion puis elle ajouta :
- Venez avec moi ! Mais avant, dites-moi votre prénom !
- Gaspard ! Je… J’avais oublié de vous le dire.
 
Amélie rentra dans le salon et lui proposa un verre. Gaspard se surprit à bavarder avec les autres habitants de l’immeuble. Il prit un certain plaisir à écouter et donner quelque fois son avis dans la conversation. Cependant, l’essentiel de son attention allait à Amélie, qu’il regardait aller de l’un à l’autre,  rire, raconter avec animation son déménagement : les cartons qui s’entassent, le carton trop lourd qui a craqué, Balthazar et ses miaulements désespérés pendant tout le voyage, son escapade chez Gaspard deux jours après leur arrivée ! Tout son être exprimait la joie et l’enthousiasme alors qu’elle parlait. Gaspard se sentait bien en sa présence.
 
Vers 21h, Jeanne et Pierre du premier, s’en allèrent, suivis de peu par Monsieur et Madame Desroches puis par Paul et François. Gaspard se retrouva alors seul avec Amélie. Il se dit qu’il fallait partir bien qu’il n’en eut pas la moindre envie.
Il se sentait bien avec Amélie, en confiance et en sécurité comme deux personnes, qui se retrouvent après une longue séparation. Il se mit à rêver qu'il pourrait faire de grandes choses avec elle. Il pensa alors à une citation entendue à la radio le matin même :
 
« Ce n'est pas parce que deux nuages se rencontrent que l'étincelle jaillit mais deux nuages se rencontrent pour que l'étincelle jaillisse ».
 
Il était alors abattu et sans but. Il était allé s'asseoir sur le banc, déplorer sa solitude et son insignifiance. Il songeait qu'il n'avait personne dans sa vie et qu'il aimerait connaître les étincelles de l'amour et du bonheur. Au contact d'Amélie, il se dit que tout était possible... Il repensa à sa maman et à sa feuille... Il avait eu une belle idée ce matin !
 
Les yeux fermés, il sentit des lèvres, tendres et douces contre les siennes. Amélie était tout près de lui.
 
 
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